J’ai senti le besoin d’ajouter une longue introduction à ce qu’est pour moi un concert de Sleep. Il est bien évident que la plupart des lecteurs n’en ont pas grand-chose à faire donc soyez sympa, pour aller directement dans le dur, sautez le premier paragraphe !
Un concert de Sleep n’est pas un concert classique. Jamais. Déjà parce que l’immense majorité des fans de Sleep le sont devenus lors d’une longue période d’inactivité du groupe, plus précisément après un split qui paraissait définitif. Toute la décennie 2000, celle des tergiversations autour de la commercialisation de Jerusalem/Dopesmoker, était une décennie durant laquelle Sleep live n’était pas une option. Juste un rêve enfumé. High On Fire et OM, le feu et l’eau, ça oui. Mais pas Sleep. Jusqu’à Mai 2009. L’ATP annonce alors deux lives de Sleep et soudain l’espoir nait. Quelques concerts épars, quelques invitations prestigieuses permettent de voir Sleep live dans des lieux importants. Pour moi, comme pour beaucoup de Français, le coup d’envoi à lieu à la Vilette Sonique, Grande Halle, avec les Melvins. Un concert dingue, s’ouvrant et se fermant avec « Dopesmoker », avec 4 titres emblématiques (et un long moment d’hommage à Iommi) au milieu. Définitif. Le genre de concert où l’on souhaite presque égoïstement la dissolution du groupe par la suite, afin de pouvoir dire, des décennies après « il y en a eu peu, j’y étais et c’était parfait ». Mais la musique live c’est le partage et il en faut pour tout le monde. Ce qui était rare l’est de moins en moins et Sleep joue au Roadburn (2012 / un concert beaucoup trop fort, avec plus d’amplis que jamais et une grande émotion), au Hellfest (2013 : un grand live) et dans de nombreux autres endroits notables. Et puis, sans rien dire, le groupe publie un nouvel album. Un grand, un gigantesque album (The Sciences), puis un live (At Third Man Records, 4 vinyles, pressés immédiatement après le live, une grande, grande pièce de collection à la qualité sonore inestimable) et Sleep de jouer un peu partout. De partir en tournée. Les voilà qui remplissent le Trabendo l’année passée, pour un concert finalement un poil poussif, combinant les désavantages de la fraicheur (premier concert de la tournée) et de la fatigue (Pike revenait d’une longue tournée avec High On Fire), drôle de mélange. Mais Sleep, insatiable continue sa (re)conquête de l’espace, sa carrière sans faute, passant juste du statut de légende à celui de groupe légendaire. Sans perdre en prestige, ce statut ramène juste le trio dans une réalité physique dans laquelle nous ne l’avions jamais vu évoluer, nous autre qui ne pouvions, début 2000 que les imaginer flottant dans un infini cosmos.
Ce n’est jamais neutre en émotion que l’amateur de musiques lourdes se rend au Bataclan. Devant le 50 boulevard Voltaire on croise ce que Paris compte de préoccupés de la fuzz et de yuppies habitués de la salle et rompus par le côté happening des choses.
Nous étions quelques centaines curieux d’entendre Pharaoh Overlord, qui affiche déjà pas loin de 20 ans d’expérimentations sonores, les ayant emmené aux confins du psychédélisme à fuzz (2001/2005) à autre chose de plus électronique ces dernières années. Un rapide coup d’oreille à leur discographie permet d’imaginer qu’en ouvrant pour Sleep le 08 mai 2012 à Helsinki, le duo finlandais (trio à l’époque) jouait une tout autre mixture que ce soir. Car Pharaoh Overlord en 2019 est plus proche de Perturbator que de Grails (avec qui ils ont partagé un split en 2012) désormais. Et ces mots n’ont pas vocation à faire office de compliment pour quiconque a repéré mes obsessions musicales. Reste que le public semble enchanté, que les morceaux sont efficaces et que tout le monde prend du bon temps, sauf votre vieux con de chroniqueur, qui ne goute que très peu au nombre invraisemblable de bandes enregistrées (jusqu’à des lignes de chant !!), à la grosse caisse électronique et à l’aspect dansant de la chose, moi qui était venu entendre « Mangrove » et qui me retrouve devant un clone de Steve Jobs et son compère imitant un gorille tandis que joue derrière une bande électro.
Bref je suis ronchon mais cela ne dure que très peu de temps puisque bien vite résonne la transcription radio des premiers pas de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la lune, annonciatrice de l’entrée des cosmonautes du riff sur scène. La salle est plutôt bien garnie (même si les balcons sont fermés et les cotés très praticables) lorsque Pike, Cisneros et Roeder lancent « Marijuanaut’s Theme ». Et à ce moment, un constat, rejoignant mon introduction, est à faire : dois-je juger la prestation de Sleep à l’aune de c’est qu’est un concert, ou à l’aune de ce qu’est un concert de Sleep ?
Car bien sûr les morceaux sont incroyables, bien sûr l’aspect monolithique de la chose est saisissant, mais le son est trop faible (trop normal quoi) et le tempo trop rapide (trop normal quoi). Cisneros se permet de dire bonjour et merci (normal quoi) et cet aspect bon enfant et normatif incite le public à danser, voire par deux fois à monter sur scène (hérésie, absurdité que Pike règlera d’un coup d’œil insistant aux Roadies qui vireront les deux malotrues poliment mais prestement) là où l’habitué de Sleep attendait un décollage (de tympans et dans l’espace). Le concert était prenant, « Sonic Titan », toujours anthologique, fera bouger les nuques avec une frénésie rampante, et que dire des longues jams, éthérés, spaciales, Floydiennes, incorporées au milieu de « Leagues Beneath » et « The Botanist ». Des moments sublimes. « Giza Butler » sera, il ne pouvait en être autrement, un chouette moment de basse, avant de nous rouler dessus avec autorité et bien sûr le final « Dragonaut » sera propice à ce que le son soit enfin un poil écrasant et que la fosse puisse rendre l’influ en énergie brute. Mais Sleep a été et doit être plus que ça. Sleep ne sied pas à une tournée, ne sied pas à une salle, à des normes (sonores ou d’us et coutume de concert), Sleep ne sied pas à une foule cosmopolite, pensant avoir affaire à un concert comme un autre, un live de Sleep devrait toujours être un évènement, quelque chose sur la brèche, perdant en maitrise ce qu’il gagne en puissance. Et ce ne fût pas le cas ce soir. Ce fut un grand concert avec applaudissements, jets de médiators et set list à photographier, ce fut un live avec un son règlementé à 105db, comme la loi l’exige (et des pointes à 128 ça reste Sleep), avec un public s’autorisant à passer la barrière symbolique de la scène, les anneaux de Saturne, avec des invectives vocales (on a craint le « à poil » à plusieurs instants), avec des bonnets Sleep vert à 20 euros et des selfies dans la fosse.
Seul les ingénieurs de la NASA auront la compétence pour définir si cette ambivalence dans le ressenti du chroniqueur vient du fait que Sleep n’est pas un groupe comme les autres ou si votre dévoué est devenu un sacré vieux con.
Tentative de réponse au Desert Fest Anvers dans quelques jours…