Il y a une vingtaine d’années de cela, une poignée de labels se tiraient amicalement la bourre pour faire rayonner le stoner rock sur la planète. Alone Records était de ceux-là, avec une volonté affichée de développer la scène espagnole en particulier. Le label permettait de mettre en visibilité des formations très recommandables comme Viaje a 800, Fooz, El Paramo, Cuzo, Glow, Autoa… Gloire leur soit rendue pour cette noble tâche. Dans ce fringant roster figurait Orthodox, combo de doom assez classique, à la production assez rare, qui faisait un peu figure de précieux OVNI (à l’époque les groupes de doom venaient plutôt des contrées sombres, humides et froides, et les sévillans détonnaient un peu). Pour autant, leurs disques tenaient la dragée haute aux fers de lance du genre, mais leur discrétion (peu ou pas de concerts, sorties d’albums sporadiques…) ne leur permit jamais de réellement occuper la place méritée en termes de notoriété. Pour autant, nos trois ibères ont tracé leur chemin depuis bientôt deux décennies, sous l’indéfectible support de Alone Records (très peu actif depuis plusieurs années), et reposant sur les inamovibles mêmes trois amis. Leur musique a toutefois muté avec les années, et il est intéressant d’en faire le constat à l’écoute de ce Proceed.
Du doom old school classique, Orthodox a gardé les bases d’influence : leur musique s’appuie sur ce socle de rythmiques lentes, de frappe lourde et d’accordages graves. Mais leur soif d’exploration a pris un tournant assez radical il y a un peu plus de dix ans (rendant les allusions au groupe rares dans nos pages), tandis que le groupe s’est resserré en un simple duo (Marco et Borja, bassiste et batteur), injectant à tours de bras des influences débridées, produisant des albums intéressants mais assez barrés. Cette démarche exploratoire trouve une sorte de point culminant sur Proceed, tout en proposant une approche plus cohérente, probablement liée au retour de Ricardo, leur guitariste, au bercail, après une absence de plus d’une décennie. Pour donner plus de lustre encore à ces retrouvailles et à cette ambition retrouvée, comme un coup de poker, le trio fait appel à Billy Anderson (Sleep, Melvin, Neurosis, High on Fire, Eyehategod, Acid King…) à la production, pour superviser l’enregistrement et en effectuer le mix. Ce dernier fait exactement ce qu’on attend de lui : il apporte une cohérence sonore à l’ensemble, propose un rendu parfaitement sale (ni trop, ni trop peu) et donne la puissance sonore où elle s’impose (une batterie terrifiante, une basse oppressante, des riffs subtilement prépondérants et des leads parfaitement dérangeants).
Pour autant, l’écoute de Proceed n’est pas vraiment un long fleuve tranquille, loin s’en faut, et l’objet reste difficile à avaler, en particulier pour l’amateur de plaisirs simples et de dégustations rapides : Proceed est lourd, compliqué et riche, il explore beaucoup et propose beaucoup de choses. Il illustre très bien le riche spectre de genres musicaux pratiqué par le duo/trio : d’un socle évidemment doom, le groupe va se frotter à des plans presque post rock, dérivant sur des terrains déjà déminés par les brillants Eagle Twin (« Abendrot »), indus (on croirait entendre des plans de Ufomammut sur « Starve », avec sa frappe de mule et sa basse claquante), drone (« Starve » encore), et même des passages de doom presque jazzy (la conclusion de « The Long Defeat »). Et que dire du perturbant « The Son, The Sword, The Bread », qui fait tourner l’auditeur en bourrique sur presque dix minutes de plans bruitistes aux lignes instrumentales dissonantes, que l’on croirait même pas synchronisées. Rythmiques inconfortables, riffs malaisants et breaks imprévisibles viennent agrémenter chaque titre ou presque, annihilant toute éventualité de confort auditif ou même mental.
L’ensemble est rude, âpre à l’oreille, mais addictif : on aime à redécouvrir ce disque sur la longueur, se laisser capter par l’ambiance d’un passage, la force de tel autre, écraser par la frappe martiale de Borja, étourdir par les lignes de chant toutes cachées derrière le mur d’instruments… Difficile en revanche de qualifier la qualité du disque à l’aune d’un flux de productions plus conventionnel – on se gardera donc de le doter d’une quelconque notation, mais on le recommandera aux aventuriers du son pour lesquels le doom peut s’incarner dans un prisme musical plus large.
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