Les deux premières sorties de Eagle Twin sont passées sous la plupart des radars. Et pourtant, l’aura du groupe auprès des autres musiciens ne se dément pas (citations, premières parties…). Gentry Densley, son fondateur, a toujours été, il faut le dire, très ancré dans les sphères d’influence underground les plus exigeantes, notamment au travers du projet Iceburn (derrière lequel il agglomérait de multiples musiciens autour d’un concept musical bariolé, piochant autant dans le punk que dans le metal, avec des structures prog ou jazzy bien barrées…). C’est en s’appuyant sur cette reconnaissance de ses homologues et cette légitimité qu’il monte Eagle Twin à la fin des années 2000, en s’associant au batteur Tyler Smith. Un duo, donc. Après un premier album (The Unkindness of Crows) un peu barré, assez expérimental dans son approche, mais déjà très lourd, le groupe se révèle avec The Feather Tipped The Serpents Scale il y a six ans, en apportant un objet plus construit, plus musical ; le début de « l’accessibilité » pour certains (« première marche vers le mainstream » pouvait-on entendre à l’époque… Légère exagération quand on écoute le bestiau, austère, froid et hermétique…). Cette troisième production nous intéresse donc au plus haut point.
En première approche, l’objet est dense : quatre titres posés là, comme quatre gros os à ronger. On s’attèle à la tâche avec la bave aux lèvres. Les premières écoutes, on le savait, sont dures, la musique intriquée, complexe et rugueuse du duo faisant un peu obstacle à la digestion. Mais petit à petit, les couches disparaissent et des strates d’une musicalité exceptionnelle se font jour. Densley n’est pas qu’un beugleur-gratteux généreux en décibels et en saturation. Le bonhomme, avec ses deux instruments, apporte une densité et une richesse exceptionnelles à sa musique. Par un travail du son d’abord (réputé pour construire son matériel seul – guitare, amplis, etc…), puis par ses compétences instrumentales : le spectre sonore couvert par ses instruments de destruction massive est dantesque, les riffs occupent toute la place, se fondent dans une démarche rythmique et mélodique superbement ciselée. Un travail d’orfèvre. Certes, le gaillard mixe parfois une ou deux lignes de guitare supplémentaires (le live sera le juge de paix – mais on sait déjà que c’est loin d’être leur point faible), mais la plupart des plans gardent le dépouillement instrumental attendu de la part d’un duo, sans que jamais ça ne fasse « trop léger ». Le reste, c’est du feeling : sons différents, styles de jeu variés, breaks dissonants, ruptures de rythmes, leads harmonisés, riffs bitumeux… Tout ce que 6 cordes, un peu d’électronique et beaucoup de talent peuvent proposer.
Mais son deuxième instrument est plus surprenant : ses vocaux, graves et rocailleux, en imposent. Mais sa technique diphonique est plus surprenante : le bonhomme développe un chant de gorge comme on n’est habitué à en entendre que dans des chants rituels (à l’image de certaines ethnies mongoles, tibétaines, etc…). L’usage (jamais gratuit) de cette technique vient apporter une touche quasi-spirituelle à certains passages, développant une atmosphère complètement inédite, à ma connaissance, dans ce genre musical (voir les premières minutes quasi-incantatoires de « Quanah Un Rama » qui donnent le ton de l’album, ou le refrain de « Elk Wolfv Hymn » pour un autre exemple d’usage subtil de la diaphonie).
Ainsi habillées, les chansons développent chacune leur propre identité, généralement structurées autour d’un riff fondateur : on est alors emmené dans des environnements tour à tout oppressants, jubilatoires, froids, chaleureux… bien aidés en cela par une mise en son appropriée, et une structure rythmique riche et propice à quelques soli discrets mais impeccables.
Pièce maîtresse selon votre serviteur, « Elk Wolfv Hymn » traîne sa classe sur plus de huit minutes de véritable beauté. Vous prenez un mix de YOB, de Neurosis et de Sleep, avec une touche de Earth (voire de Sunn o))) ), et vous commencez à toucher du doigt ce que ça peut donner. Plus classiques « Quanah Un Rama » et « Heavy Roof » restent délectables. Puis la galette se clôture sur le quart d’heure de « Antlers of Lightning », plus complexe encore que les autres. Porté par un riffing que ne renierait pas Greg Anderson, et cadré par la frappe martiale et brutale de Smith, le titre, épique mais sans jamais se disperser, fracasse, passant de plans quasi-atmosphériques à des coups de latte dans la nuque d’une brutalité sans nom.
The Thundering Heard, mis en perspective, suit quand même la logique portée par son prédécesseur : plus construit, plus solide, plus équilibré, le duo se perfectionne et touche à l’excellence. Ceux qui appréciaient le côté plus « barré » de leur musique pourront noter le changement, mais difficile d’imaginer que ça puisse occasionner une quelconque frustration, tant la qualité et l’efficacité sont au rendez-vous. Un nectar.
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