En mars 2020, comme pour beaucoup de groupes (tous ?), le COVID-19 vient mettre un coup d’arrêt à toute activité scénique. Pour une machine de scène comme Kadavar, c’est un véritable coup dur (pour rappel, le trio berlinois fut l’un des premiers à proposer un live en streaming depuis leur salle de répétition, signe que la bête n’avait pas l’intention de se laisser mourir). Puis silence, si ce n’est les rumeurs discrètes de quelques sessions de composition du trio, apparaissant sporadiquement sur quelques réseaux sociaux. Quelque chose de décousu, les premières allusions à quelque chose d’atypique… et donc doublement étonnant de la part d’un groupe qui a occupé ses dernières années à perfectionner une formule musicale bien balisée, l’amenant à un niveau d’efficacité difficile à remettre en cause. Puis les premiers extraits ont émergé, confirmant le caractère déstabilisant de ce disque.
The Isolation Tapes, donc, fruit du cerveau littéralement débridé du trio : sans barrière ni ligne directrice, les musiciens laissent s’exprimer leur état mental du moment (isolement/confinement, questionnements existentiels, nouveau regard sur la vie…) à travers leurs compositions. Perte de repères dans la vie = perte de repères dans la musique. L’abandon, le lâcher-prise… et l’ouverture. Il apparaît vite très clairement qu’il ne fallait pas s’attendre à écouter et apprécier ce disque à l’aune de leur discographie, assurément. Et donc, pour l’auditeur, la consigne (l’exigence, même) est en miroir : lâcher prise, et ouvrir ses chakras. Et il faut bien ça, quand on s’est enquillé une palanquée d’albums fuzzés, énervés, électrisés et riffus ces dernières semaines… le choc est bien celui que l’on imaginait.
Ce qui se dessine en creux au fil des 10 plages du disque (que ne le dira-t-on assez : 10 chansons / 45 minutes, le nombre d’or de l’album rock), c’est finalement un vrai pan d’influences de Kadavar – celles qui ne sont pas le fruit d’un héritage croisé Sabbath / Led Zep par exemple, mais plutôt celles des sources de la musique des années fin-60/début 70 : de la mélodie, du psychédélisme, le tout porté par des dizaines de sonorités et instruments divers, et baignant dans des volutes louches. Ça part littéralement dans tous les sens, à la fois en terme d’inspirations musicales et de sonorités : on pense à Uriah Heep, on ose entendre quelques sonorités qu’on pourrait imaginer venir d’un Santana moins latino (les leads de “I Fly among the stars”), on capte des rythmiques basse/batterie emblématiques des prémices du kraut rock, on a des échos des instrumentaux typiques des giallos de la fin des années 70/début 80 (on pense par exemple aux compos de Carpenter bien chargées en synthé – voir “The Lonely Child”), on baigne plus qu’à son tour dans des mélopées électro suaves (“Everything is Changing” et ses plans un peu trop sirupeux parfois)… Et quand le groupe verse finalement dans un petit garage rock un peu plus excité (“(I won’t leave you) Rosi”) c’est pour mieux ressortir la tête du bouillon sur le très aérien (presque easy listening) “The World is Standing Still”.
Fondamentalement, The Isolation Tapes est aussi – et c’est l’un de ses facteurs distinctifs majeur – un album de basse plutôt qu’un album de guitare. L’absence de riffs, on l’a déjà dit, profite à de savoureuses rythmiques de basse, rondes, mélodiques et chargées en groove (l’irrésistible ligne de “Eternal Light (We will be OK)”, la rythmique endiablée quasi bossa nova de “Unnaturally Strange (?)”…). Tant qu’à jouer le low profile jusqu’au bout, Lupus est aussi presque absent au niveau du chant, particulièrement rare et discret sur cette galette (et évidemment soft et sirupeux lorsqu’il est présent). On imagine bien le frontman à la manœuvre derrière bon nombre des instruments mis en œuvre ici (en plus de nombreux leads parfaitement à leur place), mais difficile, dans ce maelstrom de repères, d’identifier qui fait quoi sur chaque plage au sein de l’entité Kadavar. Il n’est pas impossible, à ce titre au moins, que ce disque soit leur réalisation la plus collective.
Bref, vous l’aurez compris seuls, ce disque n’est pas en tant que tel un disque de rock. A ce titre, il ne conviendra pas, à l’évidence, aux amateurs exclusifs de sons saturés et de riffs acérés. Le définir alors relève de la gageure. Musique d’ascenseur ? Easy Listening ? Pop ? Un peu de tout ça, et plein d’autres choses. Fort ce ce constat désarmant, la question se pose : fallait-il sortir ce disque sous le patronyme de Kadavar ? Oui, mille fois oui. Car clairement, ce disque leur est très personnel et honnête, et chaque fan un peu puriste du groupe appréciera ce regard bien particulier. C’est en effet plutôt un disque des musiciens de Kadavar, que de l’entité Kadavar, cette machine de retro rock nerveux à l’efficacité sans pareille, et c’est ce qui est aussi perturbant qu’enthousiasmant, donnant l’occasion d’un regard privilégié sur les mécaniques créatrices du trio. The Isolation Tapes propose un peu plus qu’une simple curiosité, qu’un disque qu’on écoute pour sourire entre amis ou pour ajouter à sa collection vinylique Kadavar-esque – en espèce il s’agit bel et bien d’un objet certes étonnant, mais qui mérite une attention soutenue…
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Oui ça change pour le coup mais c est pas désagréable les relents de Floyd aussi.