La formation de Lausanne sort Welcome To The Machine plus de 3 ans après l’incroyable Sphere, notre album de l’année en 2019. Deuxième concept album de la discographie des Suisses, la production 2024 se focalise sur la dualité homme-machines et s’inscrit comme un expérience musicale concise ainsi qu’homogène.
Nous avons choisi de publier en deux volets la longue interview que Boris, guitariste de la formation, a accepté de nous accorder : le premier volet consacré à un regard sur le passé (Lien vers l’interview), et le second, celui-ci, axé sur l’actualité du groupe.
Nous remercions encore Boris de s’être plié au jeu ainsi que de son humanité et de sa générosité !
Sur le même label, mais avec un nouveau bassiste (le troisième si je sais compter), vous sortez Welcome To The Machine qui est cohérent avec votre discographie et suit très logiquement Sphere, en encore plus bref. Comment avez-vous abordé sa composition ?
Je suis d’accord pour la cohérence.
Il y a eu le Covid, j’ai été arrêté quelques temps parce que je me suis pété le poignet, et il y a eu pas mal de petits contretemps. Ce changement de bassiste, avec Jalil qui est entré à la place de Kevin, nous a incité à aller faire des concerts dès que ça a été possible, pour mieux l’intégrer de manière live. On a pas mal tardé à composer.
On a commencé comme on fait toujours, sans trop se poser de questions, en amenant ensemble des idées, des riffs et des sons, puis en jammant, en avançant. Assez rapidement, on s’est rendu compte qu’il y avait ces idées plus électro qui arrivaient, avec 2 ou 3 petits loops de batterie électronique. On s’est dit « tiens c’est intéressant » et Guillaume [ndlr : dB, claviers] a beaucoup bossé sur ces trucs là, ce qui a amené une variation sur le thème avec une sonorité et une texture différentes.
Petit à petit, au fur et à mesure de l’avancée de l’écriture, comme souvent quand on est ensemble, on parle de politique ou de sujets sociaux (nous avons beaucoup ce genre de discussions entre nous) et on a commencé à aborder différents thèmes, notamment du monde actuel qu’on perçoit.
Alors, il s’agit d’une observation de notre part, un monde de plus en plus contrôlé notamment avec le digital. Je ne suis pas en train de vous faire le Terminator de service, simplement les QR-code, le e-banking, le paiement sans contact, qui ne sont que digitaux, le monde virtuel, les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle… Il y a beaucoup de choses qui se passent… C’est aussi une allégorie de comment les multinationales, et éventuellement la classe dirigeante, s’occupent un peu de nous. Est-ce qu’on est vraiment libre dans tout ça ? La machine c’est pas uniquement la machine, ça va un peu plus loin, d’où la référence à Pink Floyd aussi et au film « 1984 » et d’autres.
Le concept est venu au fur et à mesure que les compos arrivaient, pas comme sur Astra Symmetry.
Le kit promo cite des influences cinématographiques du rayon science-fiction et « Rackman », le premier single, a un rendu biomécanique très cohérent avec ce que vous déployez depuis vos débuts, excepté Astra Symmetry. Musicalement, quels sont les artistes qui ont influencé cet album à part Pink Floyd ? Ecoutez-vous des groupes encore en activité ?
Oui, par la force des choses déjà, quand on est en tournée, avec tous les groupes avec qui on partage l’affiche. Certains sont des vieux groupes, mais d’autres pas. Il y a aussi des groupes plus jeunes et fatalement on les écoute. Et il y en a des sacrément bons ; ceux qui disent que c’était mieux avant, ce n’est pas vrai ! Peut-être que le mainstream oui, mais le milieu musical est ultra florissant et il y a des groupes incroyablement bons et super inventifs et ça, il ne faut pas l’oublier !
Concernant les groupes récents, récemment dans une autre interview on me demandait quel était pour moi l’album de 2023. En 2023, j’ai été pas mal occupé avec notre album à nous et beaucoup de concerts, donc j’ai écouté moins de musique. Mais à la fin de l’année Mars Red Sky a sorti un super album. C’est un très bon groupe, qui a une singularité et c’est des mecs super cools.
Là, j’ai vu que tout le monde a l’air de tripper à mort sur le groupe français Slift qui vient de sortir un album début 2024. Je n’ai pas encore entendu l’album, mais j’ai entendu un morceau et c’est vachement bien, mais je ne peux pas juger l’album sur un seul morceau, et je n’ai jamais vu en live.
Après oui, je peux te citer les sempiternels Hendrix, Floyd, Sabbath, Led Zep… bien évidemment qu’on est fan des ces groupes, tout le monde le sait ! Et puis, c’est les pionniers du rock, enfin les seconds parce qu’on va mettre Chuck Berry en premier, d’abord !
J’avoue que maintenant dans mes écoutes, j’ai aussi tendance à m’éloigner du rock, j’ai besoin de trouver des inspirations un peu différentes, des trucs qui me sortent de ma zone de confort. Je te dis ça et en même temps, en venant ici, j’ai écouté Superunknown de Soundgarden qui n’est pas leur meilleur album selon moi ; Badmotorfinger est, pour moi, leur meilleur album. Quand il est sorti, j’ai pris une claque absolue…
Vous aviez clairement la place de caser un morceau supplémentaire sur cette production d’environ 45 minutes. Qu’est-ce qui vous a amené à ce format ne contenant que 5 titres ?
Au fur et à mesure de l’avancée de la compo, on a vu se dessiner le concept de l’album, cette idée de dualité homme-machine, que l’on a voulu faire passer à travers la musique, étant donné qu’on n’a pas de texte. Il y a des passages complètement électro (des choses qu’on n’avait jamais faites avant), qui se font bouffer à un moment donné par l’analogique, et parfois c’est le contraire. L’un détruit l’autre et inversement et, des fois, ils marchent ensemble. Ça ouvre une porte de réflexion par rapport à tout ça, mais à un moment donné dans nos compos on s’est dit « tiens là on a comme une histoire ; comment va-t-on réussir à mettre en place l’album pour que cette histoire soit racontée de la manière la plus cohérente possible, comme si c’était un seul et grand morceau ? »
Plutôt que réfléchir à la durée, on a donc réfléchi à cet objectif, en fonction du matériel qu’on avait à disposition. On trouvait que ça marchait bien comme ça et que, tout simplement, ça fonctionnait moins bien autrement.
On a testé des choses, on avait potentiellement un morceau supplémentaire, un long, dans la veine du dernier morceau de Sphere, à la « Ellipsis » ou « Je Et Bikkje » si on parle de 39 Laps, un morceau comme ça, très 35007 comme influence…
Welcome To The Machine est super cohérent. Son écoute intégrale est sensée. Vous avez défloré en anticipation deux titres : « Rackman » et « Collision ». Pourquoi ces deux titres qui ne sont pas formatés pour une écoute rapide ou en bruit de fond ? Est-ce que ça ne revient pas à proposer le 3ème et le 7ème chapitre d’une histoire qui en comporte 10 ?
C’est une bonne question et je ne sais pas trop quoi répondre.
Il y a un label derrière, et ce label, il paie, il travaille, il connaît le business, il connaît le marché et il prend aussi des décisions. Nous avons la chance de pouvoir facilement dialoguer avec Napalm Records, qui est un label qui a beaucoup de considération pour nous. On est un petit groupe chez eux, nous ne sommes ni Accept ni Alter Bridge, mais ils nous considèrent, ce qui nous fait très plaisir, et ils nous concertent… et ils ont aussi la connaissance. Je te donne un exemple tout bête : à un moment donné, il faut sortir de la vidéo pour promouvoir les préventes. Les préventes c’est ce qui te fait rentrer dans les charts, et si tu rentres dans les charts, tu as plus de pub. On parle là de business pur, qui peut contrebalancer avec une certaine vision de l’underground, mais à un moment-donné c’est comme ça. On pourrait ne pas accepter ce business-là, mais à 50 ans, est-ce qu’on a la force du do it yourself à 100% ? On fait déjà nous-mêmes nos vidéos live ou nos décors par exemple : c’est beaucoup de choses home-made, mais là, sincèrement , on est encore un peu en mode old school, on a besoin d’un label donc on les écoute. C’est une collaboration, d’autant plus qu’ils mettent quand-même du pognon à eux dedans.
A partir de là, il y a quelque chose qui est très simple : quand tu sors un morceau, notamment ce que tu considères être un single parce que tu vas sortir une vidéo et ça va apparaître sur les sites de streaming ou sur Apple Music (où tu peux acheter soit un disque complet, soit des singles), sa durée maximum pour être considéré comme un single c’est 9 minutes 59 secondes. Nos deux seuls morceaux qui sont au-dessous de 10 minutes sont ces deux-là. Voilà, tu as ta réponse.
Donc, en fait, à la base, nous aurions aimé que le premier morceau qui sorte comme présentation du nouvel album soit un autre : celui qu’on a déjà joué en live pendant la tournée de cet automne, « Kali Yuga », le troisième morceau de l’album. On voulait celui-ci parce qu’on l’a joué en live et que cette tournée était un peu une tournée de préparation pour la sortie de l’album.
C’était quand on a fait soi-disant une tournée avec Toundra, mais que Toundra n’était pas là !
Mais vous l’avez faite quand même…
Bien sûr, pourquoi on ne l’aurait pas faite ? La difficulté c’était que c’était dans un contexte de co-headline, et il y avait des enjeux financiers. Quand tu es en co-headline, le promoteur vend des billets pour un événement précis. Si cet événement change, il ne peut plus continuer à vendre des billets donc il doit changer le type de produit qu’il vend finalement, ce qui consiste à rembourser des billets et relancer une billetterie.
Toundra nous a planté 2 semaines avant le début de la tournée et le premier réflexe du promoteur aurait pu être de rembourser les billets et de ne plus en parler, ce qui est logique car il ne peut pas savoir ce qui va se passer. Sound Of Liberation avait travaillé dur et n’avait pas envie que ça s’annule ; nous en avons discuté et nous, nous étions aussi favorables à aller sur la route. Du coup ce n’était plus du co-headline, mais du pur headline de Monkey3. Certains promoteurs ont décidé d’annuler, mais heureusement une très petite minorité. D’autres ont maintenu, mais ils ont dû taffer sérieusement en remboursant des billets, rouvrant une billetterie et en se demandant comment ça allait se passer quand ils étaient proches du sold-out. Au final, la majorité des promoteurs ont suivi, Sound Of Liberation a suivi, on a joué et tout s’est super bien passé, la tournée a été fantastique : plein de dates étaient sold out, comme Le Ferrailleur par exemple, et celles qui ne l’étaient pas étaient toutes bien pleines, comme le Z7, qui n’était certes pas complet (le Z7 c’est tout de même 1500 personnes), mais il y avait quand-même du monde et on a fait une putain de soirée. Je ne sais pas pourquoi mais ils nous adorent le Z7, le staff et tout, ils savent qu’on a un public important… C’était notre première fois en headline là-bas, c’était cool, c’était une super soirée.
Et donc pour revenir à ta question du départ, on y a joué ce nouveau morceau, « Kali Yuga », qu’on voulait que Napalm sorte en premier, mais ils nous ont dit que ce n’était pas qu’ils ne voulaient pas, mais qu’il était trop long. C’est à cette occasion nous avons appris que la durée était une limite. Ainsi, ils ont sorti « Ragman » et « Collision » qui nous vont aussi. Si ça n’avait tenu qu’à nous, nous aurions fait un peu autrement. Il y a donc des raisons de business qui s’entendent volontiers et surtout qui ont un sens.
Avec le morceau « Ignition », vous revenez dans un concept avec des phases rapides…
On voulait que le début de ce disque tabasse, enfin on voulait une intro un peu spéciale puis après : le démarrage de la fusée. C’est le cube qui est sur la pochette qui est propulsé dans l’espace et qui va se paumer après. Voilà : boum, ça tabasse d’entrée !
On a cherché un effet sur toute cette première partie qui suit l’intro électro-spatiale avec des bruits d’astronautes de la NASA, que tu prennes un coup de fouet rythmique et « texturel », et que tu sois pris à la gorge, que ça ne te lâche pas et que, quand ça s’arrête finalement, tu n’aies pas trop compris ce qui s’était passé. D’ailleurs, si tu écoutes, il y a beaucoup de choses en peu de temps ; tout est très condensé alors que d’habitude, on prend le temps de développer. Sur ce coup c’est tout « boum, boum, boum », tout serré, compacté, et c’est l’effet qu’on voulait. Ça contraste avec ce qui suit dans le morceau, avec un changement rythmique d’ailleurs, où tout devient super planant et lent, très floydien si on veut. C’était donc l’idée recherchée, que tu “prennes des G”, comme au décollage.
En écoutant le premier titre de votre premier album, « Last Gamuzao », puis le dernier de votre dernier, « Collapse », je trouve de nombreux points communs et par conséquent la cohérence artistique est frappante. Comment expliques-tu cette stabilité dans un monde qui a tellement évolué ?
On a quand même évolué je pense… Peut-être que je me suis un peu amélioré avec les années, quand même, enfin j’espère (rires). Et puis, il y a une prise de conscience, et tout ce que nous avons absorbé comme musique en écoutant autre chose.
En revanche, on a quand-même une marque de fabrique, ce truc intrinsèque à chaque groupe qui fait que quand on te demande comment tu le fais, tu ne le sais pas, car c’est inhérent au groupe-même. Le groupe, à part pour le poste de bassiste, est le même depuis le début, donc amène à une stabilité musicale. Après, on a un peu notre touche, notre marque de fabrique.
Mais quand tu écoutes un morceau comme « Collision » par exemple, notre marque de fabrique n’y est plus du tout : nous cassons nos codes en cherchant du côté du trip hop et des trucs comme ça. Il y a cette volonté de temps en temps d’aller chercher autre chose, mais c’est une sorte de sphère avec des variations ; c’est comme un steak de bœuf avec une autre sauce, et des rösti à la place des frites (sourire).
C’est d’autant plus marquant d’un album à l’autre. On a pris le même studio d’enregistrement que celui de Sphere, le même matériel, le même ingé-son, la même équipe à part le bassiste… Il y a donc une affiliation qui est assez logique pour ces deux albums qui se suivent. Dans la pochette aussi il y a des similarités qui sont volontaires : c’est une continuité.
Maintenant que tous les titres sont en boîte il va falloir choisir ceux que vous allez performer en live. Le format du disque vous permettrait de décliner l’album dans sa totalité, même en festival. Comment s’effectue la sélection de morceaux pour les shows à venir, avec « Through The Desert » et « Icarus » pour lesquels tu dis ne pas avoir le choix ?
On a toujours le choix et on est en train de bosser dessus. Là où nous commençons à nous poser des questions, c’est que ce nouvel album est vraiment extrêmement cohérent de A à Z, et les morceaux ont plus de sens les uns dans les autres. Ces morceaux, joués dans cet ordre-là, ça a beaucoup plus d’impact que d’extraire certains morceaux. On se pose donc la question de jouer l’album en entier et dans l’ordre sur des dates de headline où tu joues 1 heure et demi, voire deux heures ; c’est tout à fait réalisable. Le mec qui connait vraiment bien le groupe trouvera ça cool comme expérience.
Maintenant, sur des slots de fest, est-ce que ce n’est pas se tirer une balle dans le pied ? Parce que les gens veulent entendre « Icarus »… Dans les fest, il y a toutes sortes de gens, et prendre des gens qui ne sont pas forcément familiers avec ta musique sans un morceau comme « Icarus » c’est un peu comme se poser la question de jouer ou pas avec Maradona dans ton équipe – toutes proportions gardées bien sûr.
A la limite est-ce que « Through The Desert » est important dans le set, est-ce que « Jack » est important dans le set ? On voit très bien que les gens réagissent bien à ce morceau, mais pourquoi ne pas faire autrement ? Sur « Prism » de Sphere on voit aussi qu’il y a de bonnes réactions… Donc difficile de dire si, sur un slot de fest, il ne faudrait pas faire une compile et choisir un seul morceau de Welcome To The Machine, étant donné que « Through The Desert » et « Icarus » c’est 25 minutes, donc il resterait 20 minutes dispo. Une variante serait de prendre « Collision », « Prism » et les deux autres, pour avoir un titre des quatre derniers albums…
Après, à l’époque de la sortie d’Astra Symmetry, on a fait des concerts en ne jouant que cet album, notamment en fest à un Up In Smoke, où tu étais présent. Au final c’était pas le truc le plus concluant non plus, donc on ne sait pas… Mais on a la sensation que cet album est beaucoup plus fort, et pourquoi ne pas aller le défendre comme ça ? Je ne sais pas, c’est du work in progress !
Pour finir avec une question bateau, en tant que mélomane quels sont les groupes que tu te réjouis de voir aux Deserfest de Berlin et de Londres où vous vous produirez ?
Avant de dire quels groupes nous allons aller voir, il faut préciser que nous serons en tournée à ce moment-là et qu’il faut vous préparer à nous voir sur l’année. Ça commencera fin avril avec des dates en France et ensuite tournée complète avec les festivals d’été, puis une tournée cet automne pour l’Europe.
Je n’ai pas encore regardé ce qu’il y avait sur les deux affiches, et par ailleurs on n’est pas forcément toujours dans le mood « je vais voir des concerts » quand on est en festival, car nous avons aussi des choses à faire, des interviews… Nous aimons avant tout aller à notre stand merchandising, causer avec les gens, être présents pour nos fans car nous existons grâce à eux.
Après à Londres, Suicidal Tendencies c’est obligé, mais il faudra voir quelle période ils jouent car pour moi ça s’arrêterait presque à Join The Army, comme j’ai toujours préféré le trip punk-hardcore au metal ; même si quand Stormtroopers Of Death a sorti Speak English Or Die en 1985, c’est le hardcore qui se métallise, et cet album est bestial ! J’ai toujours la version originale signée par Danny Lilker.