On avait taillé le bout de gras avec Ben Ward il y a quelques semaines à l’occasion de la sortie de l’excellent Back From The Abyss, mais nos anglais préférés ont trouvé moyen à nouveau de nous surprendre avec une paire de concerts “anniversaire” à l’occasion des deux Desertfest. Forcément, on a voulu leur en parler, cette fois avec Martyn Millard et Chris Turner, qui se sont révélés des interlocuteurs non seulement sympathiques mais affables et drôles ! Du coup, on les a pris à leur propre jeu et on a voulu célébrer leur anniversaire à travers une interview autour de leur discographie… L’occasion de glaner des infos inédites et même souvent surprenantes. Pas de langue de bois, vous verrez !
Vous avez atteint l’âge canonique de vingt ans cette année, joyeux anniversaire ! Vous jouez deux shows très spéciaux à cette occasion, aujourd’hui à Berlin, et demain à Londres. Vous y jouez notamment l’intégrale de votre album The Big Black. D’où vous est venue cette idée ?
Martyn Millard (basse) : Je pense qu’on voulait faire quelque chose de différent. C’était un peu trop évident et facile de proposer de rejouer notre premier album, même si ça aurait été logique étant donné que c’est notre vingtième anniversaire… Mais notre album le plus populaire est The Big Black, c’est celui que nos fans préfèrent, en général.
Chris Turner (batterie) : On nous a proposé plusieurs choses pour célébrer cet anniversaire, et c’est cette idée que nous avons voulu concrétiser. Tu sais il y a certains titres de l’album que nous n’avons jamais joué sur scène jusqu’à aujourd’hui…
Martyn : Une chose est sûre, il y en a au moins un : l’instrumental “You’ll Never Get to the Moon in That”. Après on n’est pas complètement sûr pour certaines autres… “298 Kg”, nous l’avons jouée deux ou trois fois… D’ailleurs à chaque fois on l’a ratée… On risque de la rater ce soir aussi, mais on s’en fout, on s’y est préparés (rires).
Vous ne jouez pas la reprise de Black Sabbath, “Into The Void”, qui figure sur certaines éditions de l’album ?
Martyn : Non, non, on joue l’album, mais pas ses bonus tracks !
Chris : Le truc avec les albums c’est que quand les labels veulent les ressortir pour des éditions spéciales, ils veulent des titres complémentaires. Or on est quand même assez feignants, et quand on enregistre un album on écrit juste assez de titres pour l’album, rien de plus. Tu as certains groupes qui composent une cinquantaine de titres et qui n’en retiennent que dix à la fin…
Martyn : Alors que nous si on arrive à en pondre neuf ou dix pour l’album on s’estime chanceux (rires). Mais concernant la reprise de Sabbath, j’y ai pensé pas plus tard qu’hier figure-toi, mais je suis arrivé au constat qu’il y avait encore des chansons à nous, que nous avons composées nous-mêmes, que nous n’avons pas encore joué live…
Chris : Exactement : c’est une célébration des vingt ans d’Orange Goblin, et nous avons tant de chansons maintenant, ce n’est pas dans une telle occasion que nous allons jouer des chansons d’autres groupes… Même si j’adore cette reprise !
Il paraît que vous allez être sept musiciens sur scène pour ces concerts, dites-nous en plus.
Martyn : Nous serons sept demain à Londres. Ce soir à Berlin nous serons cinq. Il faut se rappeler que nous étions cinq pour enregistrer The Big Black.
Chris : Aussi extraordinaire que soit Joe [Hoare] à la guitare, il ne peut pas retranscrire tout ce qui a été enregistré sur cet album avec une seule guitare.
Martyn : Sur nos derniers albums, tout est composé pour quatre musiciens, c’est impeccable, mais dès lors que nous jouons certains de nos titres issus des albums plus anciens, où nous avions deux guitaristes, on perd forcément un peu de l’impact de ces morceaux. En live on l’entend, on les a ré-arrangés pour la plupart, mais ce n’est pas pareil. Donc pour retranscrire à la perfection The Big Black il nous fallait une cinquième personne, et nous n’avons pas hésité longtemps en demandant à Neil [Kingsbury – ndlr] notre guitar tech, de nous accompagner sur ces concerts, il a déjà joué avec nous plusieurs fois [ndlr : lors d’une blessure de Joe Hoare notamment]. Pour le concert de Londres, nous aurons aussi du lap steel, de l’harmonica, des claviers, des chœurs… Mais ce sont des musiciens qui habitent Londres, qu’il est trop compliqué de faire venir ici juste pour une date.
On va maintenant faire une séance “retour vers le futur”, et on va passer en revue avec vous l’ensemble de votre discographie depuis vingt ans si vous le voulez bien… On va donc commencer par Frequencies From Planet Ten, votre premier album, sorti en 1997. Quelle est votre chanson préférée dans cet album ?
Martyn : Wow, pas évident… Je dirais sans doute “Saruman’s Wish”, que l’on jouera aussi ce soir, mais… C’était il y a si longtemps…
Chris : On pourrait aussi citer “Magic Carpet”.
Martyn : Putain oui, c’est un bon morceau, tellement basique et efficace. Mais je les aime tous vraiment. On peut entendre sur ce disque des morceaux déjà un peu anciens, car la plupart des titres existaient depuis plus d’un an et demi avant la sortie du disque : le disque a été sorti très tard après l’enregistrement, car nous avons dû changer le nom du groupe [ndlr : le groupe s’appelait à ses débuts “Our Haunted Kingdom”], ça a été une chose compliquée avec le label à l’époque, tu imagines… Dans l’intervalle on avait déjà pas mal tourné, on était vraiment en train de façonner notre identité musicale, donc il y avait un décalage. Tu sais, cet album c’est aussi un peu comme nos premières démos : sache qu’il n’y a jamais eu de démo avec Orange Goblin, tout est sur l’album, le reste était sous notre ancien groupe.
Votre premier album s’est retrouvé direct sorti sur le label qui commençait à avoir le vent en poupe, Rise Above, une référence pour l’époque… Coup de chance ?
Martyn : On a été un peu chanceux, c’est vrai, mais il faut aussi se rappeler qu’à l’époque, les seuls groupes dans le genre étaient Cathedral, Electric Wizard, Acrimony… les mecs de Rise Above ont écouté notre musique et ont dit “ouais ouais, ça peut rentrer dans notre catalogue”, on avait en quelque sorte quelques influences Trouble en plus, on était quand même différents… Mais dans les années qui ont suivi, il y a eu des tonnes de groupes dans des genres assez proches. Donc oui, quand on a “émergé”, on a eu du bol, on était là au bon moment.
Comment voyez-vous votre second album, Time Traveling Blues, avec ces années de recul ?
Martyn : Au moment où il est sorti, on avait déjà beaucoup changé dans notre façon de composer.
Chris : J’ai commencé à contribuer activement à l’écriture à ce moment-là.
Martyn : Absolument, et ça nous a apporté pas mal d’influences complémentaires, des choses venant du punk, du hardcore… Ca ne saute pas aux oreilles immédiatement, mais il y a des trucs qu’on n’avait jamais essayés avant, des signatures typiques…
Et on voit aussi disparaître le recours aux claviers sur cet album…
Chris : On a eu quelques claviers sur le premier album, mais le claviériste, Duncan Gibbs, ne faisait quand même pas partie du groupe.
Martyn : Il a joué sur deux ou trois chansons du premier album, et une seule chanson sur Time Traveling Blues, “Shine” bien sûr. Mais par contre on n’a pas recruté un nul, il était excellent : Deep Purple le voulait quand ils ont viré John Lord ! Je te parle du début des années 80…
On en arrive à The Big Black, dont on a déjà un peu parlé. Qu’est-ce qui a contribué selon vous à en faire un album si spécial, quel était votre état d’esprit à l’époque ?
Martyn : On était juste bourrés et défoncés (rires).
Chris : On vivait tous ensemble à l’époque, on se retrouvait ensemble tous les jours. On avait tous des jobs merdiques à ce moment-là…
Martyn : Jobs merdiques, drogues merdiques… (rires)
Chris : On passait tout notre temps libre ensemble, on n’avait pas de fric, il n’y avait que l’alcool et les joints…
Martyn : On a fait venir Billy Anderson pour enregistrer l’album… et putain, il était pire que nous (rires). Il y a beaucoup de tout ça sur cet album.
Chris : Deux semaines avant l’enregistrement, on n’avait aucune musique. On nous a filé une salle derrière un pub pendant une semaine…
Martyn : Ouais, paumée sur la côte Sud de l’Angleterre, on an composé tout l’album là-bas et Billy l’a enregistré. Je peux te dire qu’il y a beaucoup de passages alcoolisés sur cet album, Billy enregistrait tout, 24 heures sur 24, on le ramenait déchiré dans sa piaule avec les enregistrements tous les soirs, on se demandait ce qu’il en sortirait…
Pourquoi l’aviez-vous choisi pour produire ce disque ?
Martyn : Il avait fait Eyehategod et Sleep…
Chris : Voilà, Sleep, putain, Sleep …
Martyn : On avait aussi enregistré trois morceaux avec lui précédemment, et le feeling était excellent. Il avait fait aussi Neurosis, tu vois, inutile d’en dire plus. Au final on a plutôt des souvenirs du temps passé ivres morts dans ce studio à enregistrer tout et n’importe quoi… De bons souvenirs !
L’album suivant a été Coup de Grâce. Sa spécificité est qu’il est produit par Scott Reeder, l’ancien bassiste de Kyuss, et que vous y avez invité John Garcia et Tom Davies [ex Nebula]. Un souhait d’affirmer une soudaine influence sud-californienne ?
Martyn : Non, pas forcément. Une opportunité, plutôt. Avec The Big Black on a fait quelques dates avec Unida en Angleterre, et Scott était bassiste au sein du groupe à l’époque. Il commençait à enregistrer quelques groupes. Et donc on s’est dit pourquoi pas bosser ensemble ? C’était cool, même si je me rappelle qu’il avait eu des problèmes avec la table de mixage… A un moment il a dit “on devrait inviter John Garcia pour jouer sur ce disque”, et il s’est débrouillé et a réservé l’avion pour faire venir John : il a atterri, on a été le chercher à l’aéroport, il a été dormir au studio, s’est levé le lendemain, a enregistré deux chansons et est reparti le lendemain. Putain, avec le recul je me dis “mais où on a pu trouver le fric pour faire ce genre de plans ??” (rires). On se foutait vraiment de ces questions de fric à l’époque.
Comment voyez-vous l’album aujourd’hui ?
Martyn : La presse n’a pas été tendre à sa sortie, ils critiquaient la production, pas mal de choses… Mais c’était notre volonté. On voulait faire quelque chose de différent, et il est différent.
Chris : Tu sais, avec The Big Black, on a eu tellement d’excellentes chroniques, tout se passait super bien… Mais le label, Music For Nations, a fait faillite. Et d’un seul coup on se retrouvait avec rien.
Martyn : Notre état d’esprit avait beaucoup changé, dans cette situation, on était devenu très cynique vis-à-vis du “music business”, on a écrit des chansons plus énervées, et on se moquait complètement de faire partie d’une quelconque “scène”, et donc de faire ce que l’on attendait de nous. Inconsciemment, il est même possible que l’on ait tout fait pour s’en détacher.
Votre album suivant, Thieving From The House of God, a marqué le départ de Pete O’Malley, votre second guitariste, et votre souhait de continuer à quatre désormais.
Martyn : Absolument. Pete est parti après Coup de Grâce : on est parti en tournée en Europe, puis aux USA, et ça l’a achevé. Quand on est rentré, on a fait deux concerts de charité en l’honneur de Johnny Morrow, le chanteur de Iron Monkey qui était décédé peu de temps plus tôt, et il est parti juste après.
Chris : Il nous a dit qu’à ce stade il avait fait tout ce qu’il avait toujours voulu faire dans un groupe : il a fait plein de concerts, sorti plusieurs disques. Il avait fait le tour…
Martyn : Je me rappelle qu’on avait un festival prévu en Angleterre, le Bulldog Bash [ndlr : a priori c’était en 2004], et il nous a dit qu’il s’était cassé l’orteil ou quelque chose comme ça, qu’il ne pouvait pas jouer. Je ne pense pas qu’il mentait, mais le fait est que nous avons dû jouer à quatre ce jour-là, et on a eu de si bons retours de ce concert, un super feeling ! Je pense qu’à partir de là on a été rassurés pour la suite.
L’album a donc été écrit pour une seule guitare ?
Martyn : Oui, absolument, on savait à partir de ce moment-là que ça marcherait comme ça. Et l’air de rien ça nous a bénéficié à nous trois, en tant que musiciens, d’avoir plus de place dans le spectre instrumental en quelque sorte… en particulier moi-même : jusque là mes lignes de basse étaient essentiellement calées sur ce que jouais Pete, et ça m’a libéré musicalement.
Vous avez ensuite enregistré Healing Through Fire pour le label Sanctuary, qui avait le vent en poupe à l’époque…
Chris : Yep !
…Or le label a fait faillite juste après !
Chris : Yep ! C’est toute l’histoire de notre carrière résumée là (rires).
Que s’est-il passé ?
Chris : Tout se passait bien les premiers mois. Et puis Sancturay a été racheté par Universal, et évidemment Universal n’a gardé que les groupes qu’il aimait, on s’est donc retrouvés sur le carreau, comme des centaines d’autres groupes.
Comment l’avez-vous vécu ?
Martyn : Pfff, que veux-tu faire, quand ça t’arrive ?
Chris : On est devenus assez cyniques, tu sais…
Martyn : C’est sûr, après vingt ans de carrière, c’est normal. Sur le moment, ça te fait franchement chier. T’essayes de retrouver ta motivation en jouant un concert après l’autre, mais c’est sûr que ce n’est plus pareil… Ce n’est pas la seule raison, mais ça explique aussi un peu qu’il y ait eu cinq ans entre cet album et le suivant. A ce moment-là on se posait des questions sur notre avenir, on a envisagé de se séparer. On était toujours actifs sur cette période, on jouait un concert par mois minimum, ici ou là en Europe… Juste assez pour nous maintenir à flot et juste assez motivés pour continuer jusqu’au concert suivant. Par contre on n’a rien composé du tout pendant ces années. En plus Chris a déménagé un peu loin de chez nous… Et on ne répétait pas non plus, on n’en avait pas besoin : jouer ces concerts c’était nos répétitions. Cette période a duré quatre ans environ. On a signé avec Candlelight Records à un moment donné durant cette période, mais ça a bien duré deux ans et quelques avant que l’on n’envisage de sortir quoi que ce soit pour eux. On s’y est collé laborieusement ensuite, on s’est isolés, mais ça n’a pas été très efficace : on a fait une chanson seulement, je crois que c’était “Red Tide Rising”…
Chris : On n’avançait pas, on a même repoussé la sortie de l’album.
Où avez-vous trouvé la motivation pour faire Eulogy For The Damned ?
Martyn : On est repartis en tournée aux USA pour deux semaines et demie, et ça s’est super bien passé : une super tournée, des salles remplies, un excellent public. Et ça nous a vraiment boosté ! Après ça on s’est retrouvés de plus en plus souvent pour répéter, une fois par semaine, puis deux fois par semaine, et on a vraiment senti une bonne dynamique propice pour enregistrer l’album.
Chris : Je pense que ce qui rend Eulogy… si spécial est ce contexte, le fait que ça soit venu de nous et que personne n’attendait quoi que ce soit de notre part. Aucune pression. Le processus entier reposait uniquement sur nos épaules, et ça a rendu les choses très faciles, presque confortables. Fondamentalement, c’était l’album que nous ne pensions jamais enregistrer un jour. Dans ce sens, ça nous a surpris nous-mêmes d’aboutir à ce résultat.
Martyn : Ouais, je trouve que ce qui en est sorti est excellent, je pense que c’est mon album préféré…
Tu le préfères même à votre dernier album ?
Martyn : Et bien, c’est dur à dire, il faut attendre l’épreuve des années pour se prononcer vraiment… C’est difficile : si tu m’avais demandé l’an dernier, je t’aurais dit que le nouveau était mon préféré, mais là avec un peu de recul, je me dis que celui-ci est très solide aussi…
Après Eulogy For The Damned, vous avez sorti un album live, Eulogy For The Fans. Pourquoi cette initiative ?
Chris : C’était le festival de Bloodstock c’est ça ? [ndlr – en 2012]
Martyn : Ouais… En fait on ne savait pas vraiment qu’on en ferait quelque chose. Un mec est venu nous voir en nous demandant s’il pouvait enregistrer le concert, on a dit oui, bien sûr. Or le résultat s’est avéré excellent…
Chris : On a eu l’opportunité de partir en tournée aux USA, et on s’est dit que ce serait une bonne idée d’avoir un disque à promouvoir à cette occasion.
Martyn : On ne voulait pas faire de tournée avec rien de neuf sous le bras pour le justifier.
On a déjà parlé il y a quelques semaines en long et en large de Back From The Abyss, on ne va pas en remettre une couche… Par contre, dites-nous quand même à quoi nous attendre de la part d’Orange Goblin dans les prochains mois ?
Martyn : On n’a pas de grosse activité prévue d’ici la fin de l’année, même si on a quelques dates prévues, notamment en festival, assez excitantes. Mais pas d’enregistrement a priori… Enfin, il ne faut jamais dire jamais avec nous ! Je reformule donc : je serais surpris qu’on enregistre quelque chose cette année (rires).
Après la saison des festivals, vous vous mettez au chômage technique côté scène ?
Martyn : Disons juste qu’il y a des discussions… On a des propositions pour aller jouer une semaine par ci, une semaine par là… Je ne peux pas t’en dire plus, mais je peux quand même dire qu’il y aura quelques concerts d’ici la fin de l’année.
Vous allez enregistrer les concerts d’aujourd’hui et de Londres ? Si oui, la perspective d’un nouvel album live, un peu exceptionnel, est-elle envisagée ?
Chris : Les concerts seront enregistrés, mais je ne pense pas que nous les sortirons… Mais en tant que bonus tracks sur une future sortie ou autre, pourquoi pas ? Nous avons plein d’autres bandes live de bonne qualité que nous pouvons aussi utiliser si nous le souhaitons… Donc qui sait ?
Laurent & Chris